Fils bien-aimé, proclame la Parole, interviens à temps et à contretemps, dénonce le mal, encourage mais avec patience et souci d’instruire. (2 Tm 4, 2)

Philippe (@phorterb)

dimanche 12 juin 2016

Le discernement

Qu’un obscur paroissien de base songe à s’exprimer sur un sujet aussi ambitieux que le discernement a de quoi surprendre. Cela peut, pour le moins, paraître bien présomptueux. Mais avons-nous le choix ? Aussi obscurs, incultes et ignorants que nous soyons les uns et les autres, le discernement, que nous le voulions ou non, est entre nos seules mains. Nous pouvons obtenir de l’aide ou des conseils, mais nous serons toujours, au bout du compte, absolument seuls pour tenir les commandes de notre existence, pour construire notre propre conception de la vie. C’est une fonction que nous ne pouvons en aucun cas déléguer. Et d’ailleurs, au profit de qui le ferions-nous ? Le monde ne manque certes pas de grands esprits mais ils ne sont hélas que rarement d’accord entre eux. Alors, quelles que soient nos faiblesses, il faut bien que nous nous chargions nous-mêmes des arbitrages qui s’imposent, chacun pour ce qui nous concerne.

Copyright  : Paris Casterman 1958

Repartons des fondamentaux : que nous dit Jésus ?
Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit.
Voilà le grand, le premier commandement.
Et le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
De ces deux commandements dépend toute la Loi, ainsi que les Prophètes. Matthieu 22, 37-40


Sur l’amour, l’apôtre Paul en remet une couche :
J’aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés, j’aurais beau me faire brûler vif, s’il me manque l’amour, cela ne me sert à rien. 1 Corinthien 13, 3


Et, dans la suite du texte (versets 4 à 7), Paul précise, à notre intention, ce qu’il veut dire :
L’amour prend patience ; l’amour rend service ; l’amour ne jalouse pas ; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil ;
il ne fait rien d’inconvenant ; il ne cherche pas son intérêt ; il ne s’emporte pas ; il n’entretient pas de rancune ;
il ne se réjouit pas de ce qui est injuste, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai ;
il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout.


Bigre ! rien que ça ? Ça va être très dur !
Plus dur encore que nous ne pourrions l’imaginer car la véritable mesure de cette exigence radicale, démesurée, ne trouve sa pleine expression que dans la Passion de Jésus lui-même. Non mais qu’on imagine ! Se laisser crucifier par une bande de cons qui nous ressemble ! Espérer changer ces indécrottables ! Donner sa vie pour cette racaille ! Croire en l’homme est finalement infiniment plus difficile que de croire en Dieu. Comme le dit Jean d’Ormesson1, aimer les hommes, qui sont tous là, si nombreux, avec leurs tics, leurs mauvaises manières, leurs sales gueules, et leurs idées imbéciles et souvent honteuses, est autrement difficile qu'aimer Dieu que nous imaginons volontiers à notre propre image, en mieux, et qui passe son temps à être toujours ailleurs.

Et pour faire bonne mesure, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait. Matthieu 5,48


Arrivé à ce stade de mon propos, je commence à me sentir mal… J’ai besoin d’un peu de réconfort ! J’ai besoin de me souvenir de l’homélie d’un vieux prêtre2, qui disait qu’il ne fallait pas voir dans ce dernier verset une mise en demeure mais plutôt un encouragement. Et puis ㅡ mais c’est un très mauvais argument ㅡ si je n’y arrive pas, je serai loin d’être le seul. Selon Marguerite Yourcenar3,  aventure inouïe, la Passion du Christ, qui soufflette toutes les institutions humaines, si peu de chrétiens de notre temps s'en imprègnent qu'on a peine à croire qu'elle ait pénétré bien profondément ces convertis gallo-romains. Quelques âmes pures s'ouvrirent sans doute au sublime du Sermon sur la Montagne : au cours de ma vie, j'ai vu moi-même deux ou trois êtres en faire autant.
Quoi qu’il en soit, nous voici face aux grands principes : ils sont à la fois radicaux et, à première vue, hors de portée des forces humaines. Mais surtout, ils se démarquent des conséquences qui pourraient résulter de leur stricte application. Cette question, celle du vieux débat qui oppose l’éthique de conviction à l’éthique de responsabilité, est absolument cruciale. Max Weber4 nous la décrit :  Il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction ㅡ Dans un langage religieux nous dirions : “le chrétien fait son devoir et, en ce qui concerne les résultats, il s’en remet à Dieu” ㅡ et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : “Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes”. (...) Pour atteindre des fins “bonnes”, nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec, d’une part, des moyens moralement malhonnêtes ou pour le moins dangereux, et d’autre part la possibilité ou encore l’éventualité de conséquences fâcheuses. Aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses. L’une des meilleures sources que l’on puisse trouver pour illustrer et clarifier ce débat est celle de Dietrich Bonhoeffer, pasteur pendu en avril 1945 au camp de Flossenbürg. Dans ses écrits de prison, Bonhoeffer5 s’en prend à tous ceux qui comme Kant placent leurs principes au dessus des réalités les plus immédiates. Au nom de son “impératif catégorique” le maître à penser des “Lumières” n’admettait pas qu’un individu puisse mentir pour soustraire un ami à la police d’un persécuteur : fanatisme affirme Bonhoeffer. Le mensonge devient ici un devoir élémentaire. Il n’en reste pas moins un mensonge et il n’y a pas lieu de s’en glorifier. Mais dans ce cas, l’authenticité est du côté du mensonge. Elle s’impose aux principes abstraits. Celui qui ment doit alors assumer le péché lui-même et décider de s’y salir les mains.
D’ailleurs, Jésus lui-même, à de nombreuses reprises, nous met en garde contre une application aveugle et hypocrite des règles, introduisant par là-même avant l’heure une forme d’éthique de responsabilité. Par exemple Jésus entre dans une synagogue. Or il s’y trouvait un homme qui avait une main atrophiée. Et l’on demanda à Jésus : « Est-il permis de faire une guérison le jour du sabbat ? » C’était afin de pouvoir l’accuser.
Mais il leur dit : « Si l’un d’entre vous possède une seule brebis, et qu’elle tombe dans un trou le jour du sabbat, ne va-t-il pas la saisir pour la faire remonter ?
Or, un homme vaut tellement plus qu’une brebis ! Il est donc permis de faire le bien le jour du sabbat. » Matthieu 12, 10-12


Que tous les bons apôtres qui voudraient nous faire croire qu’il y a le bien d’un côté et le mal de l’autre et qu’il nous suffirait de choisir le bien, sachent que la vraie vie n’est pas aussi simple. L’enfer, comme chacun sait, est pavé de bonnes intentions et qui veut faire l’ange fait la bête.

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1 - Presque rien sur presque tout - Jean d'Ormesson - Gallimard - 1996, page 204.

2 - Père Emmanuel Bonnet (1920-2010), eudiste : après une vie consacrée presque entièrement au service de l'armée de l'air comme aumônier militaire, a terminé sa carrière sacerdotale au Prieuré de Dinard (35), maison d'accueil du diocèse aux armées françaises.

3 - Archives du nord - Marguerite Yourcenar - Gallimard, collection Folio - 1982, page 34.

4 - Le savant et le politique - p. 187 et 188

5 - Extrait du cours du P. Jean Moussé sur l'éthique des affaires - Centre Sèvres - 1992-1993


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